Le temps des “montres molles“ : Venise au péril de la mer


Le cri d’alarme d’Isabelle Autissier : Venezia chiede aiuto ai sordi *

N’hésitez pas à vous procurer le numéro 8 du magazine “Mission Patrimoine“ de Stéphane Bern. Lisez avec la plus grande attention les pages 52 à 57 afin, je vous le souhaite, de frémir au plus profond de vos certitudes.

Le même effroi et la même anxiété, toujours, depuis un demi-siècle : La Sérénissime appelle à son secours les sourds que nous sommes *.

C’était en février 1969 : un cadeau, une main tendue, un choix dicté devant ce bivium qui déciderait de mon avenir. Jacques Thirion, Conservateur du département des sculptures du Musée du Louvre, me retint à la fin de son cours hebdomadaire dans l’amphithéâtre du Musée des Arts Décoratifs :
« Vous connaissez Venise ? Un étudiant en histoire de l’Art n’a pas le droit de l’ignorer ! Vous vous devez d’y aller et sans tarder car, à chaque instant, un quartier entier peut s’effondrer et disparaître dans les eaux ! Je vous ai inscrit aux cours de l’Institut d’Art de Ravenne. Vous partez dans un mois. De là, vous visiterez Venise aussi souvent qu’il vous plaira : la ville, ses trésors, sa vie… ».

Car cet ardent amoureux des œuvres d’art le savait : si les dieux admiratifs veillent sur cette merveille conçue par les hommes, le temps leur échappera peut-être, eux qui ne connaissent que l’éternité.

Gentile Bellini, Le miracle de la Sainte Croix au pont San Lorenzo, Gallerie dell’Accademia, Venise

Isabelle Autissier, ex-Présidente de WWF France, a sans doute l’oreille de l’Olympe grâce à son militantisme acharné et réaliste : exigeante pour que nous renoncions à l’insouciance, elle ne cesse de nous alerter sur des “lendemains qui déchantent“. Or, Venise se trouve sur la crête entre notre actualité et ce précipice que surplombe déjà l’Orange Bleue ! Pas étonnant donc que son dernier livre s’intitule “Le naufrage de Venise“.

La Città Ideale si chère aux artistes et philosophes du Quattrocento est ici édifiée sur une île flottante ! Une ville posée sur un miroir où les palais des humains s’admirent sur fond de ciel bleu… réfléchi à leurs pieds ! Un miroir où se reconnaitrait notre monde urbanisé à outrance s’il le percevait autrement qu’à l’envers.

Submergés que nous sommes devant tant de bonheur de vivre, nous n’y repérons qu’un pont des soupirs pour l’Humanité, tendu entre le stress de nos vies quotidiennes et l’angoisse de sombrer demain : le Carnaval insidieux aux accents de Visconti serait-il annonciateur de la fin d’un monde ? La fin de notre monde ?

Canaletto, Le Grand Canal, Gallerie Nazionale Barberini, Rome

Réalité d’un rêve dans lequel le visiteur réapprend à marcher comme ses ancêtres premiers, où le vénitien déambule sur l’eau aussi naturellement que le Sauveur, où nos mémoires accumulent des images confondues avec celle de quelque jeu vidéo sur le Moyen Âge. Aveugles et sourds, nous observons en enfants gâtés la colombine dégringolant depuis le Campanile à l’ouverture du Carnaval sans noter que les Acqua Alta se font de plus en plus fréquentes, que des foules disproportionnées inondent les passages les plus étroits, les plus reculés, que des vagues sur le Grand Canal se pressent, toujours plus désordonnées et menaçantes.

Utopie faite réalité, cette fleur divine qu’est Venise pourrait à elle seule sonner le glas de l’incrédulité : en ces temps de non-décisions, “les montres molles“ de Dali d’apparence mourantes pourront inexorablement sonner l’heure finale.

L’existence de Venise passera alors violemment du rêve à l’explosion d’un cauchemar…

Puis la Lagune retrouvera son calme comme si de rien n’était.

le “cavali“ des gondoles… à l’assaut de la Sérénissime ?

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